Imaginez-vous à seulement 19 ans et bientôt avec un diplôme d’enseignement en poche! C’était au printemps 1955. Mon année à l’école normale d’Ottawa allait prendre fin. À l’époque, j’étais bien loin de savoir que j’étais sur le point d’entamer une carrière de 34 ans au cours d’une des périodes les plus passionnantes en éducation. Il ne fait aucun doute qu’en 1955, pour une nouvelle recrue, enseigner en Ontario était la chance de sa vie. J’avais choisi une profession aux possibilités infinies et avec un grand potentiel, si j’étais prêt à me donner la peine de réussir.
Chaque semaine, les pages des principaux journaux étaient remplies de centaines d’annonces de conseils scolaires désireux de recruter des enseignants. Je n’avais aucune idée de l’endroit où je voulais enseigner, et j’attendais donc littéralement que l’on me fasse une offre – ce qui fut le cas.
Je n’oublierai jamais cette journée, alors que j’étais encore aux études et que le directeur du collège m’a appelé en dehors de la classe pour me faire une annonce surprenante. Sachant que j’avais beaucoup aimé mon expérience de cadet de l’armée au secondaire, il m’a suggéré de me rendre immédiatement à son bureau où des responsables des écoles de la base du Camp Petawawa menaient des entrevues en vue d’embaucher des enseignants.
J’ai oublié les détails de l’entrevue, mais un des recruteurs m’a demandé quels étaient mes passe-temps. Mes passe-temps? J’étais un jeune blanc-bec élevé dans une ferme laitière de l’est de l’Ontario, et le travail était le seul « passe-temps » que je connaissais. J’ai alors lancé : « la chasse et la pêche ». Le recruteur a répliqué d’un air sarcastique : « Ça devrait être apprécié en classe ». Sa réponse a miné mon enthousiasme, mais j’ai néanmoins décroché le poste pour enseigner en quatrième année.
J’étais enchanté d’avoir mon tout premier emploi, avec un salaire annuel de départ de 2 400 dollars. Bien que cette somme pitoyable ait été légèrement supérieure au taux en vigueur dans les autres conseils scolaires de la région, elle équivalait, dans les faits, au salaire d’un ouvrier non qualifié.
Mais je n’étais qu’au tout premier palier de ma carrière. Nous vivions dans une époque d’expansion sans précédent. Au cours de mes 15 premières années d’enseignement au primaire, le nombre d’élèves inscrits en Ontario a augmenté de près de 600 000, avant de diminuer dans les années 1970. Les petites écoles d’une seule pièce fermaient et des milliers de nouveaux établissements étaient construits. La pénurie d’enseignants est devenue un problème grave, contraignant les conseils scolaires à se livrer à une concurrence agressive pour recruter du nouveau personnel.
Les deux écoles du Camp Petawawa jouissaient d’une excellente réputation sous la gouverne d’un directeur dynamique et déterminé. Les écoles étaient bien équipées et bien organisées, avec des normes de discipline efficaces. Les élèves étaient issus de milieux assez favorisés, avec des mères au foyer qui les attendaient lorsqu’ils rentraient chez eux à midi pour le dîner. C’était un plaisir de leur faire la classe. À l’époque, des mots comme autiste, hyperactif et trouble déficitaire de l’attention ne faisaient pas partie de notre vocabulaire lorsqu’il s’agissait des élèves.
J’ai enseigné pendant deux ans au cycle moyen du primaire, en quatrième année; à ma troisième année, j’étais en charge d’une classe de sixième année. Au cours de ma deuxième année d’enseignement, j’ai fait la connaissance de ma future épouse, Cathy, qui était une nouvelle enseignante dans l’équipe. Nous nous sommes mariés en septembre 1957. Après avoir suivi mon tout premier cours universitaire par correspondance avec l’Université McMaster, j’ai rapidement décidé qu’il devrait y avoir une meilleure façon d’obtenir un diplôme.
L’université Queen’s m’a intéressé, car elle se trouvait en terrain connu. Au printemps 1958, j’ai saisi une occasion de m’installer à Kingston, en Ontario, après avoir remarqué une annonce pour enseigner dans les écoles militaires de Fort Henry Heights qui se trouvaient à proximité. J’ai postulé et obtenu un poste de directeur adjoint au cycle moyen de l’école primaire.
À l’époque, les conseils scolaires encourageaient les enseignants à améliorer leurs titres de compétences et étayaient cette démarche par des incitations financières. Des augmentations de salaire figuraient dans les contrats des enseignants pour chaque tranche de cinq cours universitaires suivis, et une forte hausse était prévue pour l’obtention d’un baccalauréat. Quelques années plus tard, et après de nombreuses nuits blanches passées à étudier, je constatais que mon minable salaire de départ commençait à ressembler à un revenu de subsistance. À la fin de ma carrière, je gagnais un traitement très raisonnable, soit 30 fois plus élevé qu’au départ.
Sur le plan personnel, ma vie a changé radicalement après mon déménagement à Kingston. J’étais devenu le père d’une fillette. Nous avons acheté une petite maison dans une banlieue tranquille de la ville, à environ 15 minutes de mon travail.
L’école de Fort Henry s’est avérée une autre expérience professionnelle très enrichissante, avec des enfants heureux, des collègues solidaires et un directeur dévoué. Au cours de cette période, j’ai enseigné de la 5e à la 8e année. J’ai obtenu mon baccalauréat ès arts de l’Université Queen’s en suivant des cours du soir et d’été, et mon baccalauréat en éducation à l’Université de Toronto après avoir effectué les travaux obligatoires et passé un été en résidence sur le campus.
Tout cela n’a pas été facile. Nous avons connu plusieurs années de vaches maigres où l’argent était très rare, ce qui me forçait parfois à me demander si j’aurais dû suivre les conseils répétés d’un bon ami qui me poussait à quitter l’enseignement pour un emploi mieux rémunéré. Il était vendeur de machinerie agricole et gagnait plusieurs fois mon maigre salaire.
J’aime me remémorer une conversation que j’ai eue avec Cathy au cours de ma quatrième année d’enseignement, juste après notre déménagement à Kingston. Nous avions un jeune enfant, et venions d’acheter une petite maison très modeste en banlieue. Malgré tout, sur le plan financier, nous touchions vraiment le fond du baril. C’était la fin du mois, juste avant mon jour de paie, quand Cathy m’a dit : « Nous n’avons plus rien à manger pour le souper. Je vais devoir faire du gruau. » Je me suis mis en colère et j’ai dit : « Pas question de manger du gruau pour souper! » J’ai vidé les tiroirs pour finalement trouver un dollar en petite monnaie. Je suis allé à l’épicerie où j’ai acheté un kilo et demi de viande hachée en échange de mes pièces. Le steak haché grillé me semblait être une bien meilleure alternative que le gruau.
Ma famille et moi avons passé sept années gratifiantes à Kingston, où nous avons joui de la vie et où nous nous sommes fait de bons amis, dont plusieurs étaient des collègues enseignants. En 1965, à la stupéfaction de tous, nous avons décidé de déménager à Toronto pour que je puisse obtenir une maîtrise en éducation à l’Université de Toronto. Nos amis n’arrivaient pas à croire que nous allions quitter notre vie confortable et plier bagage pour nous installer dans une grande ville.
Les emplois étaient nombreux. J’ai obtenu un poste d’enseignant au Etobicoke Board of Education en tant que directeur adjoint au cycle moyen d’une école primaire. C’était la bonne décision, mais avec 75 écoles primaires, ce conseil était beaucoup plus vaste que celui de Fort Henry avec ses trois écoles. Il me fallait faire mes preuves, ou risquer de sombrer progressivement dans l’obscurité parmi les centaines d’enseignants employés par ce conseil.
La chance était de mon côté. J’ai passé quatre ans dans deux écoles différentes en tant que directeur adjoint-enseignant, et ai obtenu ma maîtrise en éducation ainsi qu’un certificat d’inspecteur d’école de l’Ontario. J’ai ensuite été nommé directeur d’une petite école dans le sud d’Etobicoke.
J’avais enfin l’occasion d’être mon propre patron. Après 14 ans passés en classe à enseigner à tous les niveaux de la 2e à la 8e année, je me sentais prêt.
Assurer la direction d’école était le travail que je préférais. Le matin, j’avais hâte de m’atteler à la tâche. Chaque jour était différent. Chaque jour était un défi. Chaque jour était passionnant. Grâce à l’appui efficace et positif des administrateurs au conseil, j’ai pu mettre en œuvre les politiques et les programmes du conseil scolaire pour permettre à ses enseignants de réussir dans leur travail. En tant que directeur, je n’avais qu’un seul objectif en tête : viser l’excellence.
Au cours de ma carrière, je n’ai retenu que deux malheureuses initiatives mises en œuvre partout en Ontario. L’école ouverte, et la méthode globale d’apprentissage de la lecture, qui ont été imposées aux enseignants par les conseils scolaires dans toute la province. Le Etobicoke School Board avait investi massivement dans les deux programmes, envoûté par leur popularité et par la fervente recommandation du ministère de l’Éducation qui estimait qu’il s’agissait d’initiatives d’avant-garde en éducation. Contrairement à son habitude, Etobicoke n’avait pas fait ses devoirs. Le premier engouement fut de courte durée, mais le deuxième a duré longtemps et a beaucoup nui aux élèves.
Malgré ces bévues, une multitude d’initiatives progressistes ont été mises en œuvre pendant ma carrière d’enseignant. À l’époque, les coffres des conseils scolaires regorgeaient d’argent. À partir de 1965, les salaires des enseignants ont augmenté de façon spectaculaire, en même temps que leur formation s’améliorait rapidement. De plus, les conseils scolaires s’attendaient à ce que les enseignants améliorent leurs compétences et leurs connaissances en tirant avantage des plus récents développements de la recherche en éducation.
Les cours universitaires à temps partiel étaient facilement accessibles. Des séances de formation gratuites, parrainées par le conseil scolaire, étaient organisées en soirée pour les enseignants désireux d’acquérir de Nouvelles compétences dans toutes les matières. Le nombre de journées de développement professionnel augmentait, permettant aux enseignants de participer à des séminaires en éducation axés sur les nouvelles initiatives du ministère de l’Éducation et aux élèves de profiter d’un peu de temps libre. Les enseignants avaient la possibilité d’assister à des conférences sur l’éducation à l’extérieur de leur région ou de demander une année sabbatique pour obtenir un diplôme d’études supérieures. Un plan salarial innovateur, basé sur un ratio de quatre sur cinq, permettait aux enseignants d’accepter une réduction de 20 pour cent de leur salaire pendant quatre ans, pour profiter d’une cinquième année de congé, avec salaire, et faire ce qu’ils voulaient.
Les conseils scolaires soutenaient activement les enseignants. Certains parmi ces derniers, très efficaces, ont été choisis pour des postes de conseillers destinés à épauler leurs collègues qui avaient besoin d’aide. Les grands conseils scolaires urbains ont créé leurs propres départements de programmes d’études, avec des consultants chargés d’élaborer des guides pédagogiques internes.
Le ministère de l’Éducation a mis en place des programmes de certification pour les enseignants désireux d’obtenir des qualifications dans des domaines spécialisés, comme l’éducation de l’enfance en difficulté, l’éducation de la petite enfance, l’utilisation d’équipements audiovisuels en classe et l’enseignement de l’anglais langue seconde. Les possibilités offertes aux enseignants pour qu’ils améliorent leurs compétences à peu de frais étaient infinies et se sont avérées extrêmement bénéfiques pour beaucoup d’enfants.
Le leadership clairvoyant et novateur à l’échelle du ministère et des conseils scolaires ont permis de mettre en place de nouveaux programmes avantageux pour les jeunes enfants. Le jardin d’enfants pour les enfants de cinq ans, bien que facultatif, est progressivement devenu courant partout en Ontario, et a été suivi plus tard par la maternelle pour les enfants de quatre ans. Ces programmes très populaires ont ajouté des milliers d’élèves et d’enseignants au système. L’apprentissage par le jeu a permis de donner aux enfants de différents milieux les compétences de base dont ils avaient besoin en les préparant à un apprentissage plus formel en première année.
Avant les années 1970, de nombreux élèves ayant des besoins particuliers étaient exclus de l’école ou se voyaient inscrits dans des programmes qui n’étaient rien de plus que des services de garde. Dans les années 1970 cependant, cette situation a changé avec l’introduction de classes spécialisées plus petites pour les enfants ayant des difficultés d’apprentissage. L’enseignement dans ces classes était confié à un personnel enseignant hautement qualifié et assisté d’aide enseignants formés pour aider les élèves à développer des stratégies d’apprentissage efficaces.
À cette époque, les cours d’anglais langue seconde (ESL) et les programmes de cours d’été ont été instaurés au profit des enfants néo-canadiens qui affluaient en Ontario. Un nouveau programme d’immersion française a également été mis en place de manière limitée pour encourager le bilinguisme. Il est rapidement devenu très populaire et s’est depuis considérablement développé.
En 1968, l’évaluation du système éducatif en Ontario, connue sous le nom de Rapport Hall-Dennis, a changé la façon dont les élèves étaient traités dans les écoles. Parmi ses nombreuses recommandations, le rapport préconisait l’introduction de classes spécialisées destinées aux élèves en difficulté . Il condamnait fermement la pratique du redoublement et des punitions corporelles. La strappe, comme on l’appelait à l’époque, était une forme de punition barbare et controversée qui consistait à frapper les enfants sur la paume de leurs mains avec une lanière de cuir. Elle faisait partie intégrante du système depuis les débuts de l’éducation publique en Ontario, mais le rapport recommandait de l’interdire. La strappe est progressivement tombée en désuétude en Ontario au début des années 1970, mais n’a été officiellement abolie dans les écoles canadiennes que dans les années 1990.
Ce même rapport recommandait de remplacer les échecs des élèves par un « apprentissage continu » ou, plus simplement, de permettre aux enfants de progresser à leur propre rythme. Cette idée controversée s’est peu à peu imposée, et le redoublement a été désapprouvé pour faire en sorte que les enfants passent au niveau supérieur avec leur propre groupe d’âge. Ce fut une mesure progressive – les éducateurs savaient bien que le fait d’obliger les élèves en difficulté à redoubler leur année avait peu de bienfait sur leurs résultats, mais qu’il entraînait chez eux des conséquences émotionnelles très négatives.
Lorsque j’ai commencé à enseigner en 1955, je n’avais aucune idée que je m’apprêtais à vivre autant de changements passionnants ou d’opportunités personnelles. Au cours de mes 34 ans de carrière, l’éducation s’est transformée, allant de l’interdiction de la strappe au remplacement de l’échec par l’apprentissage continu. Les écoles sont devenues plus inclusives, avec une population d’élèves beaucoup plus hétérogène que celle de ma propre cohorte qui venait de foyers assez favorisés avec des mères au foyer.
Mon propre programme d’apprentissage continu m’a finalement permis d’obtenir un doctorat dont la thèse portait sur la façon dont les enseignants répartissent leur temps. Et je n’imaginais pas que mon maigre salaire de départ augmenterait autant ni que l’enseignement serait aussi satisfaisant sur le plan personnel.